défendre la visibilité des femmes à travers le langage

« Si l’on veut défendre la visibilité des femmes à travers le langage, tout est affaire d’intelligence et de contexte »

TRIBUNE
Patrick Charaudeau

https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/07/17/si-l-on-veut-defendre-la-visibilite-des-femmes-a-travers-le-langage-tout-est-affaire-d-intelligence-et-de-contexte_5490409_3232.html

Linguiste, chercheur au CNRS, professeur émérite à l’université Paris XIII et spécialiste de l’analyse des discours

Linguiste, chercheur au CNRS, Patrick Charaudeau réplique, dans une tribune au « Monde », au texte précédemment publié le 12 juillet par Eliane Viennot et Benjamin Moron-Puech en faveur de « l’écriture égalitaire ».Publié le 17 juillet 2019 à 14h17 - Mis à jour le 17 juillet 2019 à 14h26 


Tribune. La question de l’égalité dans la langue revient périodiquement, comme un serpent de mer, au gré de divers mouvements revendicatifs. Encore faut-il que l’on veuille bien en discuter sans esprit partisan avec des arguments de raison. Ce n’est pas le cas de la tribune intitulée « Les noms “autrice”, “officière”, “professeuse”… existent depuis des siècles. Ils avaient juste été condamnés par des idéologues masculinistes », parue dans Le Monde du 12 juillet.

Je ne reviendrai pas sur la question de la féminisation des noms de métier qui vient d’être acceptée par l’Académie française, ce dont on ne peut que se réjouir : la sociologie des professions change, leur dénomination également. Je ne reviendrai pas non plus sur la fameuse formule qui dit qu’en cas d’accord « c’est le masculin qui l’emporte sur le féminin », formule malheureuse qui témoigne, en effet, d’un certain esprit passé quant à la position de supériorité de l’homme sur la femme.

On doit cependant rappeler qu’une règle s’impose au chercheur en sciences humaines et sociales : éviter les anachronismes. L’histoire explique mais ne justifie pas. Une grammaire n’est pas la langue, mais une description de la langue, dépendante du système de pensée prévalant à chaque époque. Cela dit, cette question d’accord ne fait plus problème dans la mesure où l’on peut effectivement procéder à l’accord par proximité, d’ailleurs tout aussi discriminatoire.

Débat sur le genre et le neutre
Quatre questions restent cependant en suspens : le genre grammatical est-il le sexe ; existe-t-il un neutre en français ; le mot « homme » ne désigne-t-il que le sexe masculin ; le point médian est-il une solution cohérente et praticable ?

Etymologiquement, le mot « genre » (genus, generis) a d’abord désigné l’origine, la naissance puis, collectivement, l’espèce : le genre humain. Ce n’est qu’en lui attribuant les qualificatifs de masculin et féminin qu’apparaît l’opposition des deux genres. Dans cette filiation, le genre, masculin ou féminin, ne correspond qu’à une catégorie grammaticale. C’est sous l’influence de l’expression gender studies anglo-saxonne, que s’est opérée la confusion entre genre grammatical et genre sexué.

La question du neutre, elle, est fortement discutée en linguistique. Pour les uns, le neutre se situe dans l’histoire des transformations phonétiques à partir du latin qui comprenait de telles formes. Mais il s’est trouvé que, en français, les finales « um », « ud » des neutres latins se sont transformées en « o » puis en « e » comme les formes de l’accusatif masculin, alors que l’espagnol, le portugais et l’italien ont maintenu les oppositions « o » pour le masculin, « a » pour le féminin.

Pour d’autres, il n’y a pas en français de forme neutre spécifique, il ne peut donc s’agir que d’un genre « par défaut ». Mais, à la limite, peu importe qu’existe ou non une forme neutre dans la grammaire française, ce qui importe est le phénomène général de « neutralisation » qui, dans certains cas, abolit l’opposition masculin-féminin.

Des droits de l’homme aux droits humains
C’est le cas des mots à valeur générique, collective et typifiante. Le mot « individu » a une valeur générique qui neutralise l’opposition masculin-féminin, et point n’est besoin de lui adjoindre une marque de féminin. Les mots, sous forme plurielle, qui ont une valeur collective, neutralisent également l’opposition : un énoncé comme « Les étudiants sont convoqués pour l’examen à 9 heures du matin » englobe les deux catégories masculin et féminin. Point n’est besoin ici de marquer les deux genres, ce qui serait nécessaire dans d’autres contextes, comme : « Les étudiants seront convoqués à 9 heures et les étudiantes à 10 heures ».

Les mots typifiants, quant à eux, correspondent au cas où est désigné un état qualitatif qui englobe un ensemble d’individus : le Français, le propriétaire, le patron, l’ouvrier, l’étudiant, désignent une catégorie, une espèce, lorsque, évidemment, le contexte le justifie. Il en est ainsi du mot « homme », issu du latin hominem, qui a d’abord signifié « être humain », « espèce humaine », avec un sens générique, puis a pris aussi le sens spécifique d’« être masculin », lors de la disparition du mot « vir » qui exprimait la masculinité virile.

Ainsi est tout à fait justifiée l’expression « droits de l’homme », même si on veut lui préférer « droits humains », et les femmes n’ont pas à se sentir exclues. De même, lorsqu’il s’agit de parler, en robotique, de « l’homme augmenté », ou lorsqu’on déclare que « l’homme a quelque chose de l’animal », il s’agit bien là de l’espèce qui, en l’occurrence, n’a pas besoin d’être spécifiée quant au genre.

Affaire d’intelligence et de contexte
En fait, si l’on veut défendre la visibilité des femmes à travers le langage, tout est affaire d’intelligence et de contexte. Par exemple, dans une annonce d’emploi, on indiquera que celui-ci concerne les deux catégories d’individu en marquant le genre : « cherche ingénieur(e) en intelligence artificielle », ou « cherche ingénieur, homme ou femme ». En revanche, il ne sera pas nécessaire de le marquer dans : « cherche responsable de projet », car il s’agit d’une qualité et non pas d’un métier.

Autre exemple, dans cet article de journal : « Jeanne L., 84 ans, (…) et son ami Paul P., 67 ans, ont été tués avec une sauvagerie inouïe », Jeanne ne disparaît pas du fait de la forme « tués » : le générique collectif joue à plein son rôle, et elle n’est pas « invisibilisée ». De même, dire que « la ministre de l’enseignement supérieur fait partie des techniciens issus de la société civile nommés au gouvernement », n’exclut pas la ministre de la fonction de technicien, indifférente au genre.

Procédé de neutralisation
Reste la question de l’usage du point médian. Outre qu’une telle pratique poserait de graves problèmes aux enfants en âge d’apprendre à lire et écrire, et qu’elle perturbe la fluidité de la lecture, son usage est contre-productif. En effet, dans la longue histoire de la ponctuation, le point indique une clôture et une séparation. Il ne joue donc pas un rôle d’alternance, comme le voudrait l’écriture inclusive.

En revanche, la parenthèse, elle, joue bien ce rôle puisqu’elle signifie mise en facteur commun (comme en mathématique), dans « chèr(e) s collègues ». Le point médian a donc le triple inconvénient de bouleverser graphiquement la chaîne écrite, de troubler l’orthographe, de jouer un rôle autre que celui de marquer l’alternance.

Il est évident qu’il faut éviter toute discrimination dans la façon de parler, car il s’agit bien, non pas de la langue, mais des façons de parler. Cependant, ce doit être en utilisant avec intelligence les ressources et les possibilités qu’offre l’acte de langage, dont le procédé de neutralisation.

Patrick Charaudeau est auteur notamment du 

débat public. Entre controverses et polémique ; Enjeu de pouvoir, enjeu de vérité (Lambert-Lucas, 2017) 
et de 

La Grammaire du sens et de l’expression, (Hachette, 1992, rééditée par Lambert-Lucas en 2018).

Patrick Charaudeau (Linguiste, chercheur au CNRS, professeur émérite à l’université Paris XIII et spécialiste de l’analyse des discours)
 


Date de création : 09/10/2020 11:05
Catégorie : Langue -
Page lue 3791 fois